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Sensations au fil de ma lecture du premier roman de Michel Houellebecq
« S’il fallait résumer l’état mental contemporain par un mot, c’est sans aucun doute celui que je choisirais l’amertume »
Comme une Nausée progressive de sa vie, Michel Houellebecq parvient à décrire ce sentiment qui le gagne au fil du journal qu’il tient. De la première constatation du manque de sens du comportement et des échanges de ses paires jusqu’à la perte totale de sa capacité de perception de l’agréable naturel, l’auteur nous livre sous la forme d’un journal personnel l’ensemble de ses observations et conclusions empreintes d’un cynisme jaune à nous en faire sourire.
Dans ses réflexions, le personnage, que j’apparente à l’auteur, tente d’expliquer cette amertume qui gagne jusqu’à l’essence même de sa volonté. Les lois du marché libéral admises et prônées dans les sociétés ne s’étendraient plus seulement au domaine économique de la vie de l’homme moderne mais à toutes ses sphères. Ce roman se consacre dès lors à prouver cette extansion du domaine de la lutte des hommes du XXIème siècle aux sphères sexuelle et amoureuse.
Le lecteur constate la frustration et résignation progressives des personnages dont le capital sexuel ne leur permet pas d’accéder à ces rapports si contingents à leur épanouissement. Le personnage-auteur, célibataire et sans rapport sexuel depuis sa dernière rupture avec Véronique, il y a plusieurs années, en est le symptôme évident.
Notre Roquentin moderne mène alors une quête de sens , silencieux mais d’une conscience acerbe des volontés et des espoirs bientôt déçues de chacun des hommes mis en scène. L’accumulation de ses observations désespérantes permettent rapidement au lecteur de comprendre sa déchéance dépressive avant même que notre anti-héros ne l’admette.
Ce premier roman a permis à notre auteur aujourd’hui si controversé d’exposer une partie de sa philosophie de sa propre existence à l’époque encore trentenaire mais dont l’écriture était déjà empreinte d’un véritable cynisme et de l’incohérence de la vie en société.
Le propos principal d’Extension du domaine de la lutte serait à mon sens la démonstration de l’inégalité croissante entre les individus modernes touchant à toutes les sphères de leur vie. La lutte de l’homme moderne selon Houellebecq est d’abord une lutte pour l’accroissement des richesses et du prestige social. Il s’agit d’une conséquence du libéralisme économique, fondation de notre société moderne. Par la description d’un an de vie de Michel Houellebecq depuis la constatation de la perte progressive de sens de son existence jusqu’à son internement pour dépression suicidaire, le lecteur peut réaliser en même temps ses propres contradictions et paradoxes dans sa manière de continuer à vivre et suivre les règles prescrites sans s’interroger sur leur sens profond.
Ce que j’ai aimé dans ce roman de Houellebecq a été cette piqûre de rappelle que notre vie en société n’est en réalité fondée que sur des habitudes, des normes communément admises mais parfois si profondément vides de sens et absurdes.
La lutte des hommes pour accéder au bonheur serait régie par l’aisance économique mais également l’accès au plaisir sexuel et le partage idyllique d’un amour. Houellebecq revient en fait totalement sur son existence et fait mourir le seul personnage qui semblait encore garder espoir en lui malgré ses échecs successifs : Raphaël Tisserand. Houellebecq consacre de nombreux paragraphes de son journal au suivi des échecs successifs de Tisserand dans son aspiration ultime au rapport sexuel et à la complétude amoureuse. Le personnage hésite finalement à commettre un meurtre par pure jalousie et amertume avant de mourir, à jamais vierge, dans un accident de voiture sous l’emprise d’un alcool dépressif.
Le roman de Houellebecq expose également sa vision de la religion telle un refuge existentiel pour palier à la vacuité et au réalisme morbide de la vie.
Ce personnage-auteur-narrateur, double casquette orchestrée sous forme de journal à la première personne, nous fait néanmoins sourire dans l’identification de certaines sensations d’absurde de notre propre vie non-analysées et non-reconnues.
Dans son journal, le lecteur peut constater d’un besoin de sensations fortes pour se prouver son existence, ressentir une émotion vive et se prouver à nouveau son existence, se réveiller dans ce profond cauchemar dans lequel il a l’impression de progressivement sombrer. Que ce soit de la douleur physique avec le refus initial de se rendre aux urgences pour sa péricardite, ou bien ses coupures suite au lancé de bocal de petits pois, l’encouragement au meurtre à Tisserand, sa ballade nocturne provocatrice au milieu des dissidents, Houellebecq plonge toujours dans l’extrême mais ne parvient ni à conduire son expérience vers une sensation extrême ni à trouver de raison existentielle soulageante. Le lecteur suit donc sa chute progressive vers l’anéantissement de sa propre volonté de prendre rôle en société, en commençant par la désacralisation de sa quelconque dignité en tant qu’homme moral respectant des règles sociales vides de sens dans une époque profondément tournée vers l’individualisme ou bien en tant.
Michel Houellebecq semble vrai dans le récit de ses perceptions quotidiennes. Et c’est ce que j’apprécie chez lui. Loin de romancer sa propre existence, il désacralise sa place en tant d’homme moderne, d’auteur cherchant à transmettre un espoir quelconque sur la société qui s’amorce à l’avènement du XXIème siècle ou à perpétuer le mythe d’un possible bonheur méritocratique. Michel Houellebecq fait ainsi écho aux travaux de Bourdieu en observant dans son journal des trajectoires de plusieurs individus ayant croisé sa vie en déficit de capital de beauté ou de capital économique. Tous sont décrits comme dépressifs et renonçant progressivement à l’accès à l’épanouissement sexuel car ils sont condamnés à rester seuls face à leur propre reflet dans le miroir jusqu’à résignation à cause de leur laideur naturelle ou de leur profond manque de charme à jamais inchangeable. Il donne le nom de Brigitte Bardot à la jeune adolescente grosse dont il avait essayé de percer le mystère de force existencielle malgré le peu de capital bonheur dont elle disposait originellement : obèse, laide, issue d’une famille de basse classe sociale, aucune religion réconfortante pour donner un sens à son existence : Michel Houellebecq s’est ainsi interrogé sur la source d’élan vital de cette fille dont l’existence est décrite comme profondément insignifiante voire même dérangeante même pour ses proches. Il rend également compte de l’égarement spirituel de son ami curé Jean-Pierre Buvet, qui n’arrive plus non plus à trouver de refuge existentiel dans les images du Christ et les écrits de l’Évangile mais déroge totalement à ses obligations ecclésiastiques en couchant avec l’une de ses confessées, en abusant de l’alcool et de la morosité lorsqu’il constate de l’égoïsme de sa société actuelle ne se préoccupant même plus de l’éthique, de la morale, des aïeux, de la justice : une perte totale de sens dans une société profondément individualiste. C’est à vrai dire un constat que je formule moi-même depuis que j’ai travaillé en tant qu’auxiliaire de vie auprès de personnages âgées et isolées ou bien depuis mon écoute perplexe des propos diffusés par les invités des débats BFMTv sur la question des migrations, des inégalités sociales, des discriminations, ou même lors de mes discussions avec la jeunesse actuelle de 20 à 25 ans, presque vingt ans après ces constatations de Michel Houellebecq.
La question centrale de ce roman p. 86 : « pourquoi les garçons et les filles, un certain âge une fois atteint, passent-ils réciproquement leur temps à se draguer et à se séduire ? ».
Il répondra lui-même à cette inteerogation sous la forme d’une lettre écrite lors d’une de ses insomnies en maison de repos : « Certains êtres éprouvent très tôt une effrayante impossibilité à vivre par eux-mêmes (…) Il suffit parfois de placer un être en face d’eux (…) pour que cette insoutenable fracture se résolve en une aspiration lumineuse ». Houellebecq utilise alors la métaphore des miroirs : l’être seul face à son propre reflet dans son miroir est voué à sombrer vers le désespoir et s’incliner vers la douce idée du suicide tandis que deux miroirs face à face se renvoient mutuellement leur image à l’infini en se projetant, même de travers, l’un sur l’autre : « deux miroirs parallèles élaborent (…) une trajectoire infinie (…) au-delà des souffrances et du monde » (p.147).
Le roman s’achève sur la description d’un sentiment de non appartenance à la beauté de la nature. Houellebecq s’est rendu à Saint-Cirgues-en-Montagne. Il a repoussé ses limites physiques en gravissant la montagne à vélo et se sent terriblement pathétique malgré son exploit. Il développe un sentiment de ridicul et d’évitement du contact avec les habitants du village. Il finit par dépeindre la définition de la dépression à savoir l’incapacité à ressentir le bonheur et les sensations agréables alors que tout l’environnement s’y prête. Si le personnage-auteur s’est rendu en montagne, c’était pour fuir la société et ses construits néfastes. Il parvient avec beaucoup d’efforts à atteindre une sorte de locus ameonus en forêt mais son état psychique l’empêche de profiter pleinement des sensations qui lui sont offertes. Par cette prise de conscience, il ressent une profonde dissociation entre son esprit et son corps qui lui apparaît à nouveau comme une matière étrangère à lui :
« Je ressens ma peau comme une frontière, et le monde extérieur comme un écrasement. L’impression de séparation est totale ; je suis désormais prisonnier en moi-même ».
De cette manière, Michel Houellecq prend le contre-courant du topos de la fusion romantique du poète avec la nature contemplée et met en avant que l’homme moderne ne peut plus se rattacher qu’à la norme qu’il a construite pour se rassurer, survivre, continuer d’avancer malgré le manque profond de sens de leur existence. Le roman conclut sur l’énonciation factuelle : « Il est deux heures de l’après-midi ». Soit, sur le temps : norme construite et régisseuse de la liberté et de la vie des hommes en société.